Le campement des mercenaires, enclavé entre deux parois rocheuses impraticables – et fort peu commode pour une fuite précipitée – n’avait pour seule issue convenable ; la forêt. Ces soudards faisaient partie du groupe qui l’avait attrapé, maltraité et poursuivit le jour où Mohanä avait enfin réussi à échapper à leurs griffes. C’était Lowen, l’archer, qui l’avait sauvé et lorsqu’il l’avait informé qu’il avait un compte à régler avec eux, elle s’était proposée pour faire diversion et être de nouveau leur proie le temps qu’il se mette à l’abri après avoir effectué son larcin. Après tout, personne ne courait plus vite qu’une euchore.
Pour les attirer à elle, plutôt qu’il ne soit tenté de suivre Lowen et son butin, elle avait commencé sa fuite sous forme humaine, frêle et exotique, qu’ils avaient de suite reconnue et sitôt prise en chasse. Elle était petite, blonde aux yeux azur et d’aspect inoffensif, pour ne pas dire fragile, il était donc aisé de deviner qu’ils préféreraient la suivre elle plutôt que Lowen, ce grand brun, larges épaules, au regard mauvais, à la mâchoire carrée et qui maniait l’arc comme personne.
Maintenant qu’ils étaient tous sur ses traces, elle filait pour leur échapper. Sous sa forme d’antilope, la métamorphe galopait comme une furie, bondissant par-dessus les buissons, faisant d’habiles et rapides pas de côté pour éviter les branches basses, se baissant souplement pour sauter très haut la seconde suivante. Le paysage défilait à une telle allure, plein d’obstacles, qu’elle était totalement absorbée sur sa fuite et les embûches qui se présentaient à chaque instant. À la vitesse où elle allait, elle se briserait la nuque au moindre choc, elle le savait, mais l’adrénaline avait pris le dessus sur la raison, et la peur de retomber entre leurs mains lui donnait des ailes. Cependant les euchores n’étaient pas conçus pour courir en pleine forêt, mais dans des plaines dégagées, ouvertes au ciel et au sol dur et solide et non moelleux et fangeux comme celui de la sylve.
Elle était épuisée. Si elle ne ralentissait pas, elle allait chuter. Elle tenta de se calmer, les oreilles tournées vers l’arrière dans l’espoir de capter quelque chose, mais le vent sifflait trop fort pour qu’elle puisse savoir si elle était encore suivie. Elle se força à ralentir, mais sans cesser d’avancer. Ses pattes la faisaient souffrir d’avoir trop forcé et elle était persuadée qu’elles céderaient si elle s’arrêtait.
Elle continua donc de trottiner souplement à une vitesse plus mesurée, tournant la tête et ses longues oreilles à la recherche
de bruits susceptibles de l’informer de l’avancée de ses poursuivants. Il était peu probable qu’ils aient réussi à la suivre jusqu’ici, à moins de connaître parfaitement le terrain, contrairement à elle, et d’avoir deviné dans quelle direction elle s’était engagée. Sa fuite l’avait mené près de la montagne aux flancs rocheux, accessible seulement par les caprins les plus téméraires. C’était un endroit qui risquait de la piéger si elle n’y prenait garde.
Un sifflement tout près de son oreille lui apprit qu’une flèche venait d’être tirée dans sa direction. Roulant des yeux terrifiés, elle se remit aussitôt à détaler, si proche de l’escarpement rocheux que son pelage trempé de sueur frottait dangereusement contre la pierre rugueuse et acérée. La roche commençait à s’avancer devant elle, lui bloquant toute retraite. Soit elle faisait demi-tour et tentait une percée dans leur ligne, pour rebrousser chemin à travers l’ennemi, soit elle tentait le tout pour le tout en bondissant par-dessus ce monticule rocheux qui se rapprochait à une vitesse faramineuse.
Elle s’écarta de la falaise aussi loin qu’elle le put et se dirigea de nouveau vers elle en accélérant encore sa vitesse. Dès qu’elle fut à la bonne distance, elle bondit dans les airs, comme seuls les euchores savaient le faire, prit appui sur la roche et poussa de toutes ses forces sur ses pattes musclées pour prendre de l’élan tout en déviant sa trajectoire et se propulser par-dessus l’énorme rocher qui lui barrait le passage.
Ses sabots frôlèrent la pierre, mais elle réussit à se réceptionner de l’autre côté, sinon d’une manière gracieuse dû à l’affaiblissement, du moins sans se briser les os. Elle les avait semés. Enfin ! Elle repartit d’un pas traînant rejoindre l’archer au point de rendez-vous.
Dès que Mohanä vit Lowen, assis sur un tronc d’arbre couvert de mousse, tout près du feu qu’il venait d’allumer et le visage fermé par l’inquiétude, elle s’affala au sol, incapable de faire un pas de plus. Son pelage était trempé par la sueur et ses pattes flageolaient d’épuisement.
Il la rejoignit en hâte, la souleva précautionneusement et la déposa près du feu, où elle reprit forme humaine. Il couvrit son corps nu d’une épaisse couverture, puis souleva doucement son visage pour y placer un autre tissu, caressant au passage sa joue moite où était restée collée une mèche de cheveux humide.