C'est l'histoire d'une vache.
C'est une histoire d'espoir.
Vous allez me dire : " C'est quand même très naïf ton truc !" Alors, oui, évidemment, c'est une fiction, une utopie, une illusion. Les espoirs et les rêves restent bien souvent irréalisables. Et, dans ce cas précis, plus que dans tout autre. 😔
Le soleil apparaissait timidement, un rayon, puis deux, puis toute une kyrielle d’éclats lumineux inondèrent la sauvage prairie.
Blanche – la vache sage du clan des Rescapées – regardait l’horizon en se remémorant son enfance, son passé, ses malheurs et ses souffrances. Elle avait eu la chance, contrairement à ses parents, frères et sœurs, de survivre à l’esclavage qu’elle avait enduré les premiers mois de sa vie : vivant la peur au ventre, une seule idée en tête : être libre.
Au crépuscule de son existence, Blanche repensait à tout ceci, mais elle ne pleurait plus, non, elle était heureuse. Heureuse d’avoir survécu à cet enfer sur Terre qu’était sa première vie au sein des bipèdes : ses maîtres, ses bourreaux.
Elle avait vécu une existence longue et bien remplie. Vu ses enfants et petits-enfants grandir libres, loin du joug de l’humain, dans une nature de nouveau généreuse malgré les maltraitances subies dans le passé. Plus de tourmenteurs pour dire à Blanche quoi faire, où dormir, quand manger et où mourir.
Dans cette nature restituée – grâce à l’intervention des Sauveurs – la vache sage avait découvert qu’une vie sans entrave était une vie pleine de sens, une vie à défendre, une vie à aimer et à partager.
Blanche se souvenait encore comme si c’était hier – et avec une horrible netteté – du camion qui les emmenait, elle et ses sœurs, à l’abattoir pour y être exécutées pour le seul crime d’être ce qu’elles étaient : des vaches. De la chair pour remplir les assiettes, de la peau pour vêtir ces êtres insensibles. De simples vaches qui ne demandaient rien de plus qu’un peu d’attention – autre que celui qui leur était réservé d’ordinaire et qui se limitait à un coup de bâton si elles n’avançaient pas assez vite et à un hangar surchauffé et malodorant où il était impossible de se mouvoir librement.
Les réminiscences de cette immense bâtisse – où la mort l’attendait, violente, méprisante, sans le moindre égard pour ce qu’elle était, ce qu’elle avait été – revenaient parfois hanter ses songes.
La vache sage avait vu ses camarades se faire tuer sous ses yeux, elle se souvenait de leurs prunelles affolées roulant dans leurs orbites tandis que le couteau s’approchait de leur gorge, que le sang couvrait le sol, que l’odeur de chair déchiquetée emplissait l’air et qu’ils savaient – oui ses compagnons et elle savaient – que plus une seconde ne leur serait allouée.
Plus de répit pour même protester.
Plus de vie.
Non !
Ce couteau et leur bourreau allaient la leur prendre sans le moindre égard pour leur peur ou leur douleur.
Blanche se rappelait avoir rué pour gagner quelques secondes, quelques minutes, pour dire « NON ! Ne me tuez pas, laissez-moi vivre, laissez-moi grandir ! ». Les hommes l’avaient alors molestée, puis entravée. Elle s’était sentie mourir avant même le touché mordant et glaçant du couteau sur sa gorge, persuadée de voir sa dernière heure arriver.
Puis les Sauveurs avaient débarqué en masse, déterminés et motivés. Ils avaient assailli l’abattoir et avaient libéré les vaches encore en vie. Blanche se remémorait le courage de ces êtres qui avaient pris sa défense, contrant leurs pairs malgré les traditions, les obligeant à admettre ces inutiles massacres.
Toute sa vie, elle avait chéri ce souvenir, ce regard brillant, cet homme qui, après l’avoir libérée, avait posé une main apaisante sur son mufle, une main qu’elle avait léchée, une main qu’elle avait vénérée. Cette main qui l’avait délivré.
La révolution pour la paix et le respect s’était enfin mise en marche.
Ce jour marqua le début de la fin de l’ancien monde et la naissance du nouveau : l’abolitionniste, le philanthrope. Un monde raisonné et responsable, un monde où les humains considéraient maintenant l’empathie pour autrui comme un sentiment magnifique et non futile et méprisable comme les générations passées.
Une prise de conscience s’était alors répandue comme une déferlante tempétueuse, mais bienfaitrice, lavant les esprits de leurs dénis. Hommes et femmes avaient posé leurs tablettes et leurs jouets high-tech – qui les coupaient du monde et d’eux-mêmes – et avaient commencé à réfléchir à comment rendre possible l’évidence en respectant enfin leur planète. En renonçant à la surconsommation outrancière pour gagner en humilité. Cessant de polluer leur air, leur terre et leurs mers. Acceptant de faire des sacrifices pour revenir à l’essentiel : supprimant le superflu. Et comprenant que manger moins, mais mieux, rendaient les cœurs plus valeureux, plus généreux et qu’il était au final bien plus agréable de ne plus avoir de sang sur les mains et dans leurs assiettes.
L’aberration qu’était devenu leur mode de vie fut repensée, retravaillée, renouvelée pour la survie de chacun, pour préserver ce qui pouvait encore l’être et tenter de sauver ce monde agonisant qu’ils avaient tant poignardé par le passé.
Avait alors été accordée – aux êtres maltraités, asservis et dominés – cette liberté tant méritée, tant recherchée, tant rêvée.
Il avait évidemment fallu beaucoup de temps aux humains pour comprendre leurs méfaits et pour admettre que les vaches, les porcs, les poules et tous les cœurs palpitant sous leur tyrannie, souffraient comme eux, aimaient comme eux.
Les Sauveurs avaient changé la donne et réussi à réveiller les esprits fermés. Parvenant par là même un sauvetage in extremis de la planète Terre, faisant de ce monde un lieu sans peur, sans douleur et sans pleur.
Aujourd’hui, plus un animal n’était battu pour le plaisir, élevé en cage ou nourri avec la chair de sa chair. Cela avait été la plus grande victoire de l’humanité.
La plus admirable !
La plus louable aussi !
Blanche était fière d’avoir survécu au pire, fière des terriens qui avaient accepté d’enlever leurs œillères, trouvant enfin le courage d’affronter leurs angoisses intrinsèques à tout changement.
Le regard perdu sur la vallée en contrebas – qui avec les années s’était couverte d’une flore nouvelle, sauvage et indomptable – la vache sage aperçut ses arrière-petits-enfants gambader joyeusement dans cette luxuriante prairie, détoxifiée des pollutions passées. Plus un homme ne venait ici, plus un homme ne tirait avec son fusil, plus un homme ne hurlait sa colère sur les plus faibles.
Blanche ferma les yeux, l’esprit serein. La liberté égaierait dorénavant et à jamais toute vie future, toute âme pensante, tout cœur palpitant. Les Homo sapiens avaient renoué avec leur essence profonde, avec leurs frères loups, leurs amis chevreuils, leurs mères ours et leurs frères oiseaux. Le cycle naturel de la vie avait repris son cours, inhérent à la Terre, inhérent à l’humain, inhérent à toute existence.
Ici et aujourd’hui, était la vraie histoire, telle qu’elle aurait toujours dû être.
Ici et aujourd’hui, le monde était enfin libre !
©Claytone Carpe